Loin des yeux, loin du joueur
Première mise en ligne le 5 avril 2020
Mise à jour le 5 mai 2020
Depuis quelques semaines maintenant, confinement oblige, les enseignants séparés physiquement de leurs élèves ont dû adapter leurs pratiques aux apprentissages à distance. Les amateurs de serious games et escape games pédagogiques n’ont pas tardé à se montrer créatifs, et à proposer des interfaces de jeu complètement en ligne. Les productions affluent quotidiennement sur notre site, et nous mettons un point d’honneur à les analyser et publier en les mettant en valeur.
Cependant, mettre en place un jeu en présence ou à distance, ce n’est pas franchement la même chose ! Si un jeu virtuel peut être proposé juste pour le plaisir et en autonomie, on peut aussi poser un cadre plus pédagogique avec coups de pouce d’un game master, coopération au sein d’une équipe, recueil d’informations, construction d’une trace écrite ou orale…
La grande majorité des jeux d’évasion virtuels créés par les enseignants sont aujourd’hui réalisés avec Genially [1]. Cet outil présente une interface facile à prendre en main et permet de créer rapidement un jeu disponible immédiatement en ligne et esthétiquement satisfaisant. Initialement développé comme outil de présentation, il n’offre pas en revanche d’interactivité poussée et n’autorise pas l’enregistrement des traces des actions des joueurs. Il en est de même pour les jeux créés avec Glide [2], ou encore certains jeux comme Le prisonnier quantique du CEA.
On peut s’interroger alors sur les modalités envisageables pour un suivi et une aide à distance du joueur d’un jeu ou d’un escape game virtuel. De même, comment peut-on adapter le débriefing dans un contexte distant ?
Un game master à distance ?
Lorsqu’on laisse les élèves jouer individuellement (ou en famille) de manière autonome, il n’y a pas de véritable pression temporelle puisque le jeu peut être recommencé à volonté. Mais il n’y a pas non plus de game master pouvant aider en cas de blocage, ce qui peut représenter un risque de découragement de la part du joueur.
Une première solution est d’inclure dans le jeu l’apparition de coups de pouces au bout de quelques minutes dans certaines scènes. C’est ce qu’a prévu notamment Damien Bourdet, professeur de Technologie dans ses deux derniers jeux d’évasion virtuels, TOP SECRET et Rendez-vous avec Sophie !. On retrouve également cette méthode dans l’une des énigmes de l’escape game À l’école, mission 1 d’Yann Echivard.
Une autre astuce est d’associer le jeu à un document fournissant une trame ou des coups de pouce. On rompt de cette manière les mécaniques de jeu et l’immersion, mais cela peut faciliter la tâche du joueur solitaire et constituer une trace écrite. C’est ce que propose Christelle Jacquemin, professeure de SVT dans son enquête scientifique Le chocolat disparu.
Il est possible de remplacer ces coups de pouces programmés par une aide asynchrone, l’élève pouvant appeler l’enseignant à la rescousse par mail ou par l’intermédiaire d’un forum. Bien sûr cela casse le rythme du jeu et nécessite que le joueur tolère de s’arrêter (ou de continuer à chercher) tant qu’il n’a pas reçu de réponse.
Une option pédagogiquement intéressante nous semble être le jeu en synchrone, lors d’une classe virtuelle. Prévue sur une durée d’une heure ou une heure et demie, la séance peut alors s’articuler depuis l’entrée dans le jeu jusqu’au débriefing. Un cadre et une pression temporelle qui siéent parfaitement aux escape games. L’enseignant est présent pour l’ensemble des joueurs, et peut ainsi assurer l’introduction du jeu et délivrer des aides à bon escient.
Si le nombre d’élèves présents est élevé, il sera difficile d’aider chacun individuellement. La plupart des outils institutionnels de classe virtuelle intègre la possibilité de créer des groupes d’élèves : comme dans un escape game réel, de petites équipes de quatre ou cinq élèves seront bien plus efficaces pour générer des interactions et assurer la dynamique du jeu.
Philippe Mancini, professeur de Physique-Chimie, auteur de l’escape game virtuel VIRUS OR NOT VIRUS ?, a testé plusieurs configurations et nous livre son expérience.
J’ai proposé des escape games en classe virtuelle à des élèves de Troisième et de Quatrième. Les consignes ont été assez brèves : « Trouvez un code secret pour mener à bien une mission en résolvant des énigmes nécessitant des connaissances de physique chimie ».
En Troisième, un peu moins d’une trentaine d’élèves ont été mis en groupe de trois ou quatre, de manière aléatoire. L’entente entre les élèves est telle que cela ne posait pas de problèmes. En Quatrième, moins d’élèves (17 ou 18), plus de difficultés relationnelles entre les élèves, j’ai donc donné la main pour que les élèves choisissent leur groupe. J’ai accepté que certains élèves (deux au final) jouent seuls.
Ainsi répartis, les joueurs communiquent, s’organisent au sein de leur équipe. L’enseignant game master passe de groupe en groupe, et reçoit les messages et les demandes d’aide via le chat.
Note : Ces images ont été recréées pour illustration de l’article, il ne s’agit pas de captures prises lors d’une classe virtuelle.
Vous trouverez des informations sur la création et la gestion des groupes au sein de la classe virtuelle du CNED dans ce tutoriel.
Des exigences à adapter
Ludifier permet également de dédramatiser le confinement et de proposer une pause dans les apprentissages à distance souvent vécus comme une surcharge de travail par les élèves… L’escape game virtuel doit rester un plaisir. La difficulté doit aussi être finement pesée, de manière à éviter que la pression du chronomètre ne se transforme en stress négatif, et limiter ainsi les abandons.
Philippe Mancini :
Le premier jeu proposé aux Troisièmes a été plutôt rapidement résolu sans intervention de ma part. Le deuxième jeu, proposé aux Quatrièmes puis aux Troisièmes, est plus long et plus difficile et a nécessité que j’apporte mon aide dans certains groupes. En Troisième, un groupe a abandonné la partie.
Dans ce contexte de classe virtuelle, je préfère un jeu de courte durée avec quelques notions abordées (un chapitre) plus facile à gérer pour le prof, plutôt qu’un jeu long avec beaucoup plus de notions, où il est plus difficile d’apporter de l’aide.
Après plusieurs essais avec nos élèves et étudiants, ajoutons qu’il faut aussi une bonne dose de sang-froid pour affronter les éventuels problèmes techniques ! Nous conseillons de cocher l’option « Autoriser les personnes présentes à changer de groupe », ce qui leur permettra de se reconnecter seul(e)s au bon groupe [3]. Le renommer peut être aussi utile pour un meilleur repérage (groupe rouge, groupe vert...). Enfin, technique à réserver aux plus hardis : se créer pour soi autant de profils élèves que de groupes (donc pour x groupes, ouvrir x fenêtres avec le lien élève), se donner les droits de modérateur, et allumer/couper le son successivement dans chaque groupe afin de naviguer de l’un à l’autre...
Damien Bourdet, dans son jeu d’évasion virtuel TOP SECRET, a décliné son interface en trois niveaux de difficulté au choix du joueur. Celui-ci peut sélectionner un jeu avec ou sans chronomètre, et avec ou sans indicateur d’interactivité facilitant la fouille.
De même, on limitera les tâches répétitives et les énigmes ressemblant trop à des exercices. On évitera également les possibilités de répondre au hasard afin que le jeu ne se transforme pas un épisode de détournement sans aucun apport dans les apprentissages [4]. C’est le cas notamment avec la plupart des exercices créés avec LearningApps, qui fournissent la solution après plusieurs essais : il est préférable de ne pas faire reposer l’ensemble des énigmes sur cet outil. La variété des énigmes est une des clés de tout bon escape game !
Modalités de débrief
Au-delà du jeu lui même, ces créations ont une vocation pédagogique. Or, les lecteurs de notre site le savent bien, sans un débriefing pensé et bien mené après le jeu, il ne peut y avoir de réels apprentissages. Nous ne manquons jamais une occasion de le répéter, mais c’est Éric Sanchez [5] qui résume le mieux ce que nous constatons au quotidien sur le terrain :
« On n’apprend pas en jouant, on apprend en réfléchissant sur son expérience lors du débriefing. »
Nous avons déjà développé longuement les différentes phases de l’après-jeu dans notre article Indispensable Débriefing : un premier moment de recueil des émotions servant aussi de sas de décompression, une phase où les enseignements émergent de manière collective, et une conclusion pour ancrer les apprentissages.
En classe virtuelle, il est assez facile de construire son débriefing presque comme on l’aurait fait en classe : susciter les discussions, s’appuyer sur l’organigramme, diffuser un diaporama passant en revue les énigmes et leurs contenus… On peut aussi aisément proposer un sondage directement dans la classe virtuelle pour obtenir rapidement et anonymement un retour sur des points précis.
Philippe Mancini :
Sur le jeu court, en Troisième, le débriefing a pu se faire par retour dans la salle principale. Les élèves ont apprécié car le jeu n’a pas présenté trop de difficultés, et a été rapide. Sur le jeu le plus long, le débriefing s’est fait dans les groupes à cause de la différence du temps de résolution du jeu. Certains groupes avaient fini bien avant d’autres. Ils ont donc été libérés.
Et quand les élèves jouent en autonomie, comment mettre en place un débriefing satisfaisant ? Une question par ailleurs déjà soulevée par la chercheuse Maud Sieber-Plumettaz [6] lors de nos discussions ces derniers mois : à la fin d’un escape game virtuel, une fois l’euphorie et le stress passés, on a envie d’en savoir plus sur le jeu, mieux comprendre les liens entre les énigmes, et bien souvent cela manque !
Dans ce cas, il faut mettre en place des modalités incitant l’élève à fournir des informations à son enseignant. Damien Bourdet a opté dans TOP SECRET pour une demande claire d’envoi d’un message électronique : la consigne apparaît une fois le dernier cadenas débloqué. L’élève confirme alors être parvenu au bout de défi, et peut livrer son ressenti ainsi que les éventuelles difficultés rencontrées. L’enseignant pourra analyser les retours et proposer une synthèse à l’ensemble de la classe, à l’écrit ou en classe virtuelle.
Dans la même veine, Sarah Porcher, professeure de SVT, a trouvé une manière bien originale de s’assurer que le jeu en ligne proposé avait bien été fait, avant de leur proposer un débriefing collégial en classe virtuelle.
Je leur ai demandé une photo de leur écran mais « personnalisée ». J’ai reçu des images super : certains m’ont envoyé un selfie d’eux devant leur écran d’ordinateur sur la page de fin, d’autres juste leurs mains, d’autres avec une plante devant (c’était le thème forêt), d’autres ont pris le smartphone de leur frère pour prendre leur smartphone en main avec une dédicace spéciale écrite sur leur main etc... J’ai beaucoup ri !
Fleur Ypres, professeure de SVT, accompagne son escape game virtuel À la conquête du sommet d’un questionnaire en ligne à compléter immédiatement après le jeu (questionnaire que vous trouverez dans les ressources de l’article). Elle y demande un relevé très complet des émotions du joueur, ses réussites, ses difficultés. Ses questions portent aussi sur les contenus rencontrés lors du jeu, organigramme à l’appui, dans une optique de renforcement de la mémorisation du vocabulaire et des notions.
Dans Désactiver Blobus Mathématicus, jeu développé par Élodie Vernhet, l’auteure a intégré un formulaire à la fin de chaque étape qui permet d’une part de fournir un coup de pouce supplémentaire à la résolution de l’énigme, mais aussi de vérifier le raisonnement de ses élèves. Elle récolte les réponses par mail et complète un document de synthèse qui lui servira au moment du bilan.
L’escape game se déroulant dans le virtuel, j’envisage un débriefing collectif avec mes élèves (ITEP) après coup, à notre retour en classe (pas forcément évident). Actuellement, les formulaires me permettent de faire un bilan avec eux via notre classe virtuelle.
Si on dispose d’un ENT ou d’une plateforme de type Moodle, tous ces éléments, depuis l’introduction jusqu’au débriefing, peuvent être intégrés et fournir des traces exploitables par l’enseignant. Ainsi, on peut au moins s’assurer que la page intégrant le Genially a été consultée, et les différents questionnaires et autres activités d’ancrage peuvent s’enchaîner naturellement. L’enseignant aura un feedback complet sur la séance de jeu, et pourra proposer un retour collectif lors d’une classe virtuelle par exemple.
Pour conclure...
Une grande part des émotions d’une séance d’escape game naît de l’activité de groupe, des échanges entre les joueurs, de leur complémentarité dans la réflexion, de leurs échanges. Idéalement, à distance, il faut réussir à recréer ces interactions et quoi de mieux alors qu’une classe virtuelle pour donner illusion du présentiel. À défaut, il faut proposer des jeux plus simples, plus rapides, qui donnent une sensation de réussite. Dans le cadre de la continuité pédagogique lors d’un confinement, proposer un jeu a pour objectif principal de générer du plaisir afin d’éviter un décrochage lié à l’éloignement.
[1] Nous proposons des tutoriels de création, voir notre rubrique dédiée à Genially dont les statistiques de visites explosent en cette période de confinement.
[2] Glide est un service en ligne qui permet de créer facilement une application mobile, sans nécessiter de connaissances sur le codage. Voir notre article Le Glide dont vous êtes le héros.
[3] Important : la classe virtuelle aura été réinitialisée peu de temps avant, pour limiter les risques d’intrusion.
[4] Il nous arrive souvent lors de nos tests d’escape games de chercher le moyen de contourner les défis en proposant une combinaison par essai-erreur ou en répondant au hasard (parfois même sans lire la question) afin d’obtenir la solution.
[5] Éric Sanchez est professeur de didactique au Centre d’Enseignement et de Recherche pour la Formation à l’enseignement (Université de Fribourg), agrégé de biologie-géologie. Ses travaux de recherche portent sur la e.Éducation et en particulier sur les jeux numériques pour l’éducation et la formation (jeux numériques épistémiques).
[6] Maud Sieber-Plumettaz est doctorante et chercheuse en didactique de l’informatique. Elle travaille aux côtés d’Éric Sanchez au Centre d’Enseignement et de Recherche pour la Formation à l’enseignement à l’Université de Fribourg.