L’ÉPhiScience du jeu
C’est la tête pleine de questions que nous sommes revenus de la soirée sur les jeux vidéo éducatifs organisée par ÉPhiScience [1] le 18 juin 2019 au CRI [2] de Paris.
L’immersion a été immédiate grâce au sketch de Pleen et Gaëlle : extra-terrestres en mal de pratiques pédagogiques efficaces (« un échec aux examens et c’est la mort assurée ! »), ils ont kidnappé trois terriens spécialistes afin de comprendre ce que peut apporter le jeu vidéo éducatif dans les apprentissages. Mourdjen Bari [3] est chargé de faire entrer les trois prisonniers : Mélissa Canseliet [4], Vanessa Kaplan [5] et David Louapre [6]. La table ronde commence.
Nous avons pu dégager trois idées principales des échanges entre les intervenants et avec le public :
la première est que dans une séquence pédagogique, il ne faut pas « ajouter du jeu, mais créer du jeu ».
la seconde est qu’on ne s’improvise pas Game Designer. C’est un métier, il faudrait laisser cette tâche aux professionnels.
la dernière est qu’il faut éviter l’alternance jeu - travail.
Le chocolat sur les brocolis
Selon les trois « prisonniers », ajouter du fun à des activités classiques : ça ne marche pas ! Faire gagner un badge, une clef à la fin d’un exercice n’a pas d’intérêt. Il faut nécessairement penser les apprentissages en les synchronisant avec le jeu.
David parle même du néologisme learnisation qui, à l’inverse de la gamification, est l’ajout d’apprentissages dans des jeux existants. Au lieu de rendre fun du sérieux, on rend sérieux du fun... ou du moins on le rend utile, mais sans le rendre triste.
On retrouve ici l’image des brocolis au chocolat, citée par Éric Sanchez et Margarida Romero [7]. Penser qu’on va faire aimer les brocolis (les exercices) en ajoutant une couche de chocolat (de jeu) est un faux-semblant. Si on n’aime pas les brocolis, on ne les aimera pas pour autant ! Il faut mélanger les ingrédients à la manière d’un gâteau à la carotte [8] ou du gâteau au chocolat à la courgette [9], qui font manger des légumes sans qu’on le sache.
Cela rejoint, sans être aussi catégorique, la distinction que nous faisons entre les escape games et les défis intégrant un peu de jeu dans les exercices, ce que nous avions appelé ludéfication dans l’article Escape game ou pas. Les apports d’un « vrai » jeu d’évasion immersif nous paraissent plus nombreux et plus efficients.
Lors de la table ronde, nous avons relevé en revanche une certaine confusion entre apprentissages et méthodologies... Il a été annoncé en effet qu’il ne fallait pas partir des apprentissages au moment de la conception d‘un jeu éducatif, en illustrant les propos par un exercice lambda de manuel scolaire. Nous sommes d’accord, tenter de mettre du fun dans un exercice classique est une mission inutile. Cependant, à la manière de la scénarisation de toute séance de cours, il est nécessaire, à notre sens, de partir des notions et compétences que l’on veut faire acquérir (pas de l’exercice !) pour ensuite imaginer l’activité fun à créer. Bref, il faut définir les objectifs d’apprentissage, savoir où l’on va.
Pro(f) du jeu ?
La seconde idée dégagée de la table ronde nous a plus interpellés. En réfléchissant à ce qui a été dit - faire appel à un professionnel du game design - un enseignant ne serait alors pas légitime pour créer un jeu. Étant donné que les services d’un game designer sont hors de prix, quelle solution lui reste-il ?
Un joueur de jeu vidéo [10], même un bon, n’a pas forcément le recul ni les compétences nécessaires pour créer du jeu. Le professeur détient la connaissance. Il sait où il veut conduire ses élèves. Il sait définir ses objectifs. La difficulté est de connaître et de savoir exploiter les mécaniques du jeu pour réussir à créer du fun au service des apprentissages.
Dans un escape game, il en va de même. Les deux éléments à maîtriser sont savoir transformer les exercices et activités en énigmes, et savoir agencer ces énigmes au sein d’un scénario cohérent et fluide. Auteur de scénarios pédagogiques... un enseignant doit être capable de créer un escape game. Ou alors, il faut qu’on ferme boutique et qu’on mette au pilon (presque) tous les livres sur le sujet !
Le plaisir
Lors de la création d‘un jeu d’évasion, il faut réussir à rendre le scénario fluide. Cela se traduit par le niveau de difficulté des énigmes et de leur imbrication qu’il faut adapter au public, aux élèves.
L’autre paramètre important pour réussir l’escape game est de tenir compte du plaisir. Comme le soulignent avec force Vanessa et Mélissa : « L’objectif n’est pas de faire TRAVAILLER les élèves mais bien qu’ils APPRENNENT. Peu importe la méthode ! Ce qui est important c’est le résultat. S’ils peuvent apprendre avec PLAISIR, pourquoi s’en priver ? »
Ce plaisir passe par le lâcher-prise, c’est-à-dire laisser les élèves libres dans leur mouvement (tant physique que mental), leur permettre de résoudre seuls les énigmes, par tâtonnement, par essai-erreur. Les laisser jouer tout simplement.
Dans toutes nos interventions, nous donnons une part importante au débriefing qui, faisant suite à la partie d’escape game, permet d’expliciter une à une les énigmes et de les prolonger par les notions et les compétences auxquelles elles sont associées.
Cette étape n’est pas en opposition avec l’idée des trois intervenants qu’il ne faut pas alterner des temps de travail et des temps de jeu. L’escape game pédagogique est pour nous un réel « jeu-travail » [11] dont le débriefing est le prolongement. Même si l’enseignant reprend son rôle (après avoir mis de côté celui de game master), cette phase de conscientisation des acquis ou des découvertes est indispensable et peut se faire sans nécessairement abandonner le plaisir. Nous osons espérer qu’il y a d’autres méthodes pour « travailler avec plaisir » sans passer obligatoirement par le jeu, même si on en reprend certains ressorts. Le plaisir et les émotions du jeu ne pourraient-ils pas imprégner la phase de débriefing actif jusqu’à faire émerger le plaisir d’apprendre au point de ne plus nécessiter l’artefact ludique ? Faire aimer les brocolis, les carottes et les courgettes pour eux-mêmes, si on reprend l’image précédente...
Conclusion
On pourrait nous croire monomaniaques et très EG-centriques… Pas faux ! Cette soirée autour des jeux vidéo éducatifs nous a vraiment plu pour la richesse des échanges et nous y avons trouvé une véritable matière à réflexion sur nos pratiques. Nous retrouvons de nombreux points communs entre l’approche des intervenants et la nôtre, même si l’on relève aussi quelques différences entre les divers types de jeu.
[2] Centre de Recherche Interdisciplinaire.
[3] Mourdjen Bari a cofondé le Studio Traversée, un projet d’éducation par la création de jeux vidéo pour jeunes décrocheurs scolaires. Après des études en game design, il est employé dans le gamelab du Centre de Recherche Interdisciplinaire où il prend part à la création de plusieurs serious games et escape games pédagogiques. Il est depuis cinq ans professeur de game design dans le Master Learning Science, transmettant l’art d’éduquer par le jeu vidéo. En 2016, il crée la startup Bio Sentinelle, spécialisée dans le jeu éducatif en réalité augmentée.
[4] Mélissa Canseliet a commencé sa carrière en recherche en Neurosciences à l’Université d’Oxford avant de s’aventurer dans le monde digital à l’aide d’un Master spécialisé à HEC. Après sept ans chez Ubisoft où elle a élaboré une stratégie UX (expérience utilisateur) pour les jeux vidéo, elle travaille aujourd’hui sur le futur de la mobilité chez Faurecia.
[5] Vanessa Kaplan dirige Kiupe, un studio de jeux vidéo éducatifs qu’elle a cofondé en 2012. Kiupe a notamment créé la licence Math Mathews (trois jeux vidéo et une série d’animations), destinée aux enfants de 8 à 12 ans, et travaille également en collaboration avec Forum Réfugiés sur des projets permettant l’apprentissage du Français Langue Étrangère pour les réfugiés. Kiupe travaille en collaboration avec le CNRS (Institut des Sciences Cognitives) de Lyon ainsi que l’Académie de Poitiers.
[6] Docteur en physique théorique, David Louapre a passé quinze ans comme chercheur dans l’industrie des matériaux avant de rejoindre Ubisoft comme directeur scientifique. Il est également le créateur de la chaîne Youtube de vulgarisation Science étonnante.
[7] Egenfeldt-Nielsen, Simon. (2006). Overview of research on the educational use of video games. Digital Kompetanse. 1. .
[8] Idée présentée par Margarida Romero à EIDOS 64.
[9] Selon une certaine recette du Bonheur…
[10] Les intervenants sont des spécialistes de jeux vidéo.
[11] Expression d’une élève de Primaire rapportée par une personne du public lors de la séance de questions.
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Les présentations des intervenants ont été écrites à partir de données du site de réservation