Adibou n’est pas un escape game !
Première mise en ligne le 6 décembre 2019
Les plus jeunes d’entre vous ne connaissent peut-être pas Adibou. Pour d’autres, ce doux nom leur rappellera leurs premières années sur l’ordinateur. Enfin, certains comme moi auront peut-être acheté les nombreuses versions de ce cédérom pour leurs enfants [1].
Adibou est une gamme de logiciels ludo-éducatifs parue dans les années 90. Le principe était toujours le même et commun à d’autres logiciels de ce type : une entrée dans un univers ludique permettant d’accéder à divers exercices (français, mathématiques, musique, langues...) adaptés à l’âge de l’enfant. Chaque réponse déclenchait une rétroaction sous la forme d’une animation du petit personnage récurrent qui faisait la joie des plus jeunes.
Vous devez vous demander ce que vient faire un article sur ce logiciel dans S’CAPE. Tout simplement, parce que certains tentent de nous imposer l’idée que de nouveaux jeux, construits dans le même format qu’Adibou, sont l’évolution évidente des escape games. Mais qu’en est-il réellement ?
L’apport du numérique
Faire un escape game 100% virtuel n’a rien de nouveau, les jeux d’évasion grandeur nature tirent d’ailleurs leur origine des jeux vidéo de type point and click du début des années 2000. On assisterait donc plutôt à un retour en arrière qu’à un réel progrès.
L’intérêt de ces jeux vidéo est de pouvoir créer un univers immersif avec des décors qui seraient autrement plus difficilement réalisables dans une classe et peu compatibles avec un jeu itinérant. Parmi les exemples remarquables de jeux virtuels immersifs réussis, nous pouvons citer les créations de Dimitri SAPUTA (La malle retrouvée, Résistance !), de Mélanie FENAERT (Escape from Tortuga, R’évasion...) et d’Alain RITZENTHALER (Le grimoire du professeur Yakumito).
Le numérique permet également de générer de la magie et de simuler des dispositifs qu’on ne pourrait pas réaliser en vrai à peu de frais. C’est le cas par exemple du four un peu spécial de la Recette du Bonheur : réalisé sous la forme d’un page web, il est ainsi plus facilement transportable et peut être partagé. Dans l’escape game Cube 6 (que nous aurons prochainement l’occasion de présenter sur S’CAPE), David BILLON a construit sous Genial.ly tout un labyrinthe dans lequel plus d’un joueur s’est perdu. Impossible de mettre en place ce dédale de pièces autrement que virtuellement.
Dans cette catégorie, il ne faut pas oublier les cadenas virtuels de Lockee.fr (pour ne pas le nommer) devenus des outils incontournables lors de la création de jeux d’évasion intégrant le numérique, même s’il est vrai que l’ouverture d’un cadenas, d’un coffre, d’un cryptex ou d’une boîte apporte une jubilation supplémentaire.
Le numérique a également l’avantage d’automatiser les rétroactions et donc de faciliter l’apprentissage par essais-erreurs. Mais attention cependant, cela peut favoriser l’utilisation du hasard dans les réponses.
Créer une forme virtuelle d’un jeu d’évasion réel permet de le faire découvrir sans avoir à monter une session. C’est le cas notamment pour Les Gardiens du Savoir et Escape from Tortuga. Certains l’utilisent également comme support d’activités à distance (R’évasion, Escape game Moodle UCLouvain). C’est une voie intéressante d’autant plus si la technologie permet aux joueurs de collaborer entre eux comme c’est le cas pour le jeu HdP 2030 créé avec VTS Editor par Adeline ISACH.
La posture des élèves
En utilisant un jeu virtuel en classe, on perd généralement l’aspect collaboratif de l’escape game. Ces jeux replacent les élèves par deux ou trois [2] devant l’ordinateur et prônent presque le retour de la salle info. Les joueurs sont sur leur machine, cachés derrière leur écran et tournant parfois le dos aux autres groupes. La coopération se joue alors au sein du binôme ou trinôme mais aucunement au sein du groupe classe.
Il faut pourtant peu de chose pour déclencher cette collaboration élargie. Par exemple, les binômes peuvent avoir des activités ou des missions différentes. On leur impose ainsi d’échanger et de croiser leurs informations pour progresser ensemble.
Souvent dans ce type de jeu, la collaboration et la partie réelle se limitent au cadenas placé au centre de la pièce et qu’il faut débloquer en un temps donné grâce aux feedbacks obtenus par la résolution des exercices. Il est possible d’aller plus loin en proposant dans la salle deux ou trois énigmes. On débouche ainsi sur un escape game semi-virtuel où sont mêlés univers réel et univers numérique, l’outil informatique (le PC) ayant alors soit un effet centralisateur, soit au contraire participant à l’éclatement du groupe.
L’aspect ludique
Proposer une succession d’exercices plus ou moins classiques (textes à trous, QCM, opération...) permettant d’obtenir en feedback un indice ou un élément de la combinaison d’un cadenas est l’exemple parfait de l’image du brocoli nappé de chocolat [3] : cela ne fera pas aimer le brocoli.
Si on peut caser un ou deux exercices classiques dans un escape game [4], il est conseillé de réaliser un mélange harmonieux et équilibré entre sérieux et jeu. Idéalement, il faut créer des énigmes qui permettent de mettre en œuvre les connaissances et les compétences du joueur dans une activité ludique. Il est étonnant par exemple de voir certains élèves réussir une énigme qui nécessite des compétences en mathématiques, alors qu’ils rencontrent des difficultés dans la résolution des exercices de même type ou qu’ils disent « ne pas aimer les mathématiques »... Par le biais de jeux intelligemment construits, on peut également amener le joueur à faire de nouvelles découvertes qui devront être réinvesties lors du débriefing [5].
Si la motivation par une récompense fonctionne à tout âge, l’engagement des plus grands sera plus fort s’ils participent à un jeu vrai et non à un simulacre de jeu où faire un exercice rapporte un bon point.
Le type d’exercice a également son importance. Certains exercices souvent utilisés dans les escape games numériques peuvent générer de la passivité. Pour ne donner qu’un exemple, l’outil Regroupement de LearningApps, utilisé pour créer un VRAI/FAUX, peut être complètement détourné par le joueur : il suffit qu’il place sans réfléchir tous les éléments dans une des zones pour obtenir la correction immédiate. Non seulement, cela n’a aucun intérêt pour le challenge et le jeu, mais il n’y a aucun apport pédagogique.
Un côté rassurant
Utiliser ce type d’activités ludo-éducatives en classe permet de renouveler ses pratiques pédagogiques sans prendre trop de risques, sauf celui que les élèves n’adhèrent pas et que cela « ne marche pas ». Cela peut représenter une étape vers l’utilisation et la création d’escape games. Mais pour pouvoir répondre du succès ou des échecs des escape games, il est important de ne pas classer ces jeux construits à la manière d’Adibou parmi les jeux d’évasion. Et surtout, contrairement à ce qu’on peut lire, ce n’est pas l’évolution des escape games ! Si ces jeux ont leur intérêt, ils n’ont pas les mêmes apports que les véritables jeux d’évasion, tels que l’engagement des joueurs et la collaboration qui en découle.
Non, Adibou n’est pas un escape game !
[1] Pour (re)découvrir cet univers, vous pouvez consulter l’article 27 souvenirs que tous ceux qui ont grandi avec Adibou connaissent de Pierre Michonneau, sur BuzzFeed.
[2] Quoiqu’il soit relativement délicat de placer trois utilisateurs ou plus devant un écran d’ordinateur.
[3] Allusion à l’image utilisée par E. Sanchez pour illustrer ce qu’il ne faut pas faire en ludification : cacher des exercices sous une couche ludique, selon l’idée de Simon Egenfeldt-Nielsen (Egenfeldt-Nielsen, Simon. (2006). Overview of research on the educational use of video games. Digital Kompetanse. 1).
[4] Ce qui aura d’ailleurs l’avantage de rassurer les élèves les plus « scolaires ».
[5] Lire notre article Indispensable débriefing.