LivrEscape
Parmi les livres-jeux [1], vous connaissez sûrement les livres dont vous êtes le héros ainsi que les livres d’évasion, plus récents, transpositions littéraires des escape games de loisir eux-mêmes issus des jeux vidéo. Rédiger un tel ouvrage est une expérience que nous n’avons pas tenté (pas encore !), mais nous nous sommes amusés à prendre le problème dans l’autre sens. Et si on créait un escape game complet autour d’un livre qui existe déjà ?
Mais attention. Pas un livre initialement destiné au jeu ! Un roman, une pièce de théâtre, une BD, un ouvrage scientifique pourquoi pas...
L’idée est venue à la rédaction de notre S’capade pédagogique avec les jeux d’évasion qui, traitant des escape games, aurait pu être lui-même un livre-jeux par l’ajout d’annotations et de documents divers intercalés entre les pages, à la manière du roman S. écrit par Doug Dorst et conçu par J.J. Abrams en 2013 [2].
Pour diverses raisons, notamment de coût et de temps, c’est un livre classique qui sera publié par les éditions Ellipses. Nous nous sommes cependant autorisés à demander in extremis une petite faveur à l’éditeur. Une légère modification que seuls les auteurs d’un livre peuvent réclamer, mais essentielle pour le déroulement du jeu qui accompagne l’ouvrage. Nous n’en dirons pas plus afin de conserver le secret pour nos futurs joueurs. C’est donc une fois le livre maquetté (voire presque imprimé) que nous avons réalisé l’escape game Ellipse totale. Un kit imprimable est proposé. Il faut en découper les différents éléments pour les glisser entre les pages de notre livre.
La méthode utilisée est tout à fait transposable avec n’importe quel livre, a fortiori avec une œuvre étudiée en classe voire un manuel de classe.
Scénario de l’escape game
S’capade pédagogique avec les jeux d’évasion est issu de notre expertise sur les escape games, traite des escape games, permet de créer un escape game et est donc le support d’un escape game. La boucle est bouclée [3]… ou plutôt l’ellipse pour le petit clin d’œil à notre éditeur, mais aussi la référence à l’anneau de Möbius. Un sentiment d’infinité, de cycle, de récurrence qui sert de trame à notre jeu. Le joueur le découvrira s’il parvient à la délivrance finale.
Le scénario doit donc être cohérent et étroitement lié à votre support et à son contenu. Il peut s’appuyer sur l’histoire racontée, un des personnages, une scène particulière, un objet mystérieux évoqué dans l’œuvre, ou un fait marquant… On peut partir d’un document fictif, d’une lettre de l’auteur, d’un écrit d’un personnage, d’une photo… Sans focaliser sur l’évasion d’une pièce, gardez en tête l’idée de délivrance : dévoiler un secret, délivrer un trésor, libérer un personnage ou l’auteur coincé dans son roman, un lecteur emprisonné…
Même si ce genre d’escape game convient, au même titre que la lecture, à une activité en solitaire, il est possible - et souhaitable dans le contexte de la classe - d’envisager un travail d’équipe avec plusieurs élèves autour d’un livre unique ou proposé en plusieurs exemplaires. Il faudra alors d’autant plus privilégier la diversité des énigmes exploitant des compétences variées afin de générer des échanges et des interactions entre les joueurs. C’est bien là une des spécificités des escape games. Pour cela, les joueurs doivent avoir à leur disposition très rapidement divers éléments, divers indices, diverses entrées dans le jeu.
Indices et supports d’énigmes
Si on fournit les exemplaires aux élèves, il est possible d’y souligner des mots, d’y apporter des annotations, voire d’y écrire à l’encre invisible ou de tacher certaines pages du livre pour en masquer des mots. Par exemple, dans ENIGMA, une des énigmes pointe vers une page du dictionnaire disponible dans la salle, sur laquelle est entouré un mot utile plus tard dans le jeu. Un glossaire - si l’ouvrage en possède un - est une source incontestable de références réutilisables, d’autant qu’il permet de faire des liens entre des mots et des pages.
Mais la plupart du temps, on devra se contenter d’insérer des documents dans le livre. Cela peut être le classique marque-page ou post-it, mais on peut y glisser des cartes postales, des photos, des articles de journaux, des fragments de documents… Ces éléments peuvent comporter des adresses internet, des QR-codes, des adresses de courriel qui permettront de sortir du livre et de proposer des énigmes numériques et des cadenas virtuels.
Si le jeu se déroule en équipe en votre présence (en classe en somme), vous pouvez tout à fait ajouter des énigmes externes à l’ouvrage qui doivent rester cependant en lien avec le scénario.
Les supports d’énigmes peuvent être dans le livre, mais également autour… Créer une jaquette spécifique riche en indices permet de proposer un point de départ à de nombreuses énigmes. Si vous en avez la possibilité, des éléments complémentaires permettent de reconstituer une sorte de bureau d’écrivain : boîtier avec stylo plume, papier à lettre, enveloppes, pourquoi pas une antique machine à écrire… Mais focalisons-nous sur le livre lui-même.
Le livre, support et source d’énigmes
Votre premier support est le contenu du livre, plus précisément le scénario que vous avez construit autour de lui. N’hésitez pas à jouer avec l’histoire du livre, celle de ses personnages. Vous pouvez par exemple utiliser la chronologie afin que les joueurs remettent dans l’ordre des éléments illustrant les étapes principales. On peut relier des documents avec la description des personnages : faire reconstituer des portraits-robots, ou encore les rencontres des uns et des autres. Les joueurs peuvent ainsi être amenés à assembler un puzzle qui permet de révéler un indice, ou à replacer dans l’ordre des éléments disparates (codage par ordonnancement) permettant d’obtenir le code d’un cadenas…
Parlons code justement ! Un livre fourmille de chiffres : cote, ISBN, numéros de pages, année de parution, numéros des actes et des scènes. Dans un CDI ou une bibliothèque, il sera possible de faire repérer certains ouvrages par leurs références [4]. Associer ou effectuer des calculs permettra d’obtenir une combinaison d’un cadenas (réel ou virtuel).
Le sommaire affiche titres et numéros de pages qu’il est aisé d’associer au cœur d’une énigme. Dans Escape from Tortuga, une énigme combine plusieurs de ces éléments. Un texte anodin possède certains mots et chiffres surlignés. Ce sont des indices pour sélectionner The martian chronicles (Bradbury) grâce à son ISBN, et pointer l’attention vers une nouvelle en particulier [5]. Le texte fait référence à un mot de ce titre en anglais, qui constitue le digicode d’un sas de la base martienne virtuelle.
Tout petit défaut peut se révéler une aubaine pour créer une énigme. C’est le cas des coquilles. Si vous aussi cela vous horripile, c’est l’occasion de jouer avec ! Une lettre à chercher, voire plusieurs lettres pouvant former un mot de passe ou la combinaison d’un cadenas. Il faudra écrire alors un message sibyllin permettant de repérer le défaut recherché. Encore faut-il que les joueurs aient la même édition.
Cette question est d’ailleurs à vous poser dès le début de la création de votre jeu, car elle conditionne bon nombre de possibilités d’énigmes. Si vous ne pouvez pas vous assurer de l’édition commune aux joueurs, il faudra faire en sorte que les énigmes ne soient pas dépendantes de la numérotation des pages. Dans ce cas on pourra orienter les élèves vers un chapitre plutôt qu’une page précise, et par exemple indiquer la position d’une page dans ce chapitre, etc.
Une grille PLML [6], pour Page-Ligne-Mot-Lettre, permet de pointer une liste de lettres (ou de mots si on veut simplifier) permettant de reconstituer un message ou un code secret. Dans l‘exemple ci-dessous, cinq lettres retrouvées dans deux ouvrages de Fred Vargas permettent d’obtenir la combinaison d’un cadenas à lettres. Dans ce cas on ne cherche pas nécessairement un mot qui a du sens.
Afin d’éviter d’écrire dans le livre, il est envisageable de proposer calques ou transparents utilisés comme grilles de Cardan [7] ou comme surface pour repérer des mots révélés par superposition.
Une autre méthode est d’utiliser une copie d’une page dans laquelle on aura apporté quelques modifications (mots effacés, remplacés, raturés, etc.). Une liste de mots à repérer dans une page peut également servir à tracer un symbole, une lettre ou un chiffre. L’indice peut aussi prendre l’aspect d’un fragment du livre tel un coin de page photocopiée et déchirée dont il faut retrouver l’originale.
Si l’ouvrage est illustré, le champ des énigmes possibles s’élargit encore. Les illustrations vont permettre la recherche d’indices visuels autres que des mots. Une photocopie et quelques retouches permettent de créer une énigme d’observation avec repérage d’une ou plusieurs différences entre l’original et la copie. On peut aussi jouer sur les couleurs, ou encore ajouter des bulles aux personnages (ou les modifier, s’il s’agit d’une bande-dessinée) pour y glisser des consignes ou des messages chiffrés.
Le numérique peut venir à la rescousse : les applications comme ArgoPlay ou Blippar ne nécessitent pas de marqueur spécifique et peuvent réagir au scan d’une page quelconque. On pourra également superposer des images, vidéos ou sons sur des illustrations ou sur des pages à la structure typique comme le sommaire, la première ou la quatrième de couverture.
Pour boucler la boucle
Il reste encore certainement bien des énigmes possibles avec un livre. Il est un support que nous n’avons osé évoquer, tant il donne à beaucoup d’entre nous un intime sentiment de sacrilège : le livre-cachette. Si vous franchissez le pas, voilà qui ravira les joueurs en donnant une petite touche rock’n’roll à votre jeu ! Vous trouverez de nombreuses techniques de réalisation dans notre article Un p’tit creux.
C’est un exercice très particulier, un véritable défi auquel nous nous sommes livrés en créant Ellipse totale, le jeu d’évasion associé à notre ouvrage. Nous n’aurons pas le plaisir de voir les joueurs en action, mais nous espérons vous avoir inspirés et que vos créations vous permettront de voir vos élèves découvrir les joies de la lecture et de l’immersion dans une histoire d’une autre manière.
[1] Vous trouverez des présentations et avis sur les livres-jeux (livres dont vous êtes le héros, Escape game, Escape book, BD…) sur le site livres-jeux.
[2] S. se présente sous la forme d’une histoire dans l’histoire. Un roman écrit par un auteur fictif et annoté par deux étudiants espérant découvrir son identité et ses secrets par le biais du livre. Une double lecture est donc possible : le roman et l’enquête menée sur l’auteur. https://fr.wikipedia.org/wiki/S._(roman)
[3] D’autant plus avec ce présent article.
[4] C’est une méthode fréquemment utilisée par les collègues professeurs-documentalistes, comme par exemple dans le cas du Casse du siècle.
[5] Les nouvelles des Chroniques martiennes ont notamment toutes une date dans leur titre.
[6] Une astuce découverte grâce aux élèves de Delphine PLOUHINEC.
[7] Une grille de Cardan est un masque à trous, à apposer sur un document pour en faire ressortir certaines parties.