L’expérience émotionnelle

Article écrit par : Mélanie Veyret
Première mise en ligne le 26 octobre 2019

Nous parlons régulièrement popotte pédagogique avec Mélanie F.
« Dis Mel, c’était quoi déjà ton super ingrédient pour créer ton dernier escape game pédagogique ? »
« Moi, j’ai rajouté une pincée de *ça*, c’était pas mal du tout, ça a bien motivé mes élèves ! »
« Intéressant ! Moi j’ai ajouté un peu de *ça*, je trouve qu’ils retiennent mieux le contenu... »

Lors de la sortie de la première version de S’capade pédagogique avec les jeux d’évasion, évidemment, je n’ai pas pu m’empêcher de réagir à certains passages. Pas de réel étonnement de ma part concernant les fameux 5E, c’est-à-dire les cinq ingrédients essentiels à cette modalité pédagogique que nous affectionnons tant !

Mais par contre, quelle surprise !

« Dis donc, Mélanie, Mais où est donc le 6ème E ?, voire le 6ème E² ? »
« Le 6e E ? C’est-à-dire ? »
« Eh bien, tu vois, votre recette, elle est chouette mais pour moi, là, il manque THE ingrédient, le 6ème E, le premier de tous, celui qui me pousse à m’engager dans un escape game ou à en proposer, qu’il soit pédagogique ou non : l’Expérience Émotionnelle ? Car s’il est bien un ressort cher à mon quotidien de concepteur pédagogique, c’est bien celui-là... »

Lorsque je conçois un cours ou une formation, en tant que formateur ou enseignant, je me considère toujours comme un maître du cocktail : quels ingrédients, quelles modalités mettre en place et mélanger pour tenter de rendre mon dispositif pédagogique efficace ? Quels sont les ingrédients que je garde ? Quels sont ceux qui sont superflus ? Quels sont les ingrédients qui donneront un goût inattendu, inoubliable ou juste imbuvable à mon cocktail ?

En d’autres termes, pourquoi une modalité pédagogique serait-elle efficace ? Quels sont ses leviers, ses limites et ses champs d’application ? Dans quelles circonstances la rend-on, ou pas, efficace ?

Il ne s’agit pas juste de jouer à l’apprenti sorcier autour d’un chaudron : après une expérience d’apprentissage, surtout si elle inclut une nouvelle méthode, approche ou modalité pédagogique, le formateur se doit d’adopter une posture visant l’analyse et l’évaluation de cette dernière.

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Un cocktail innovant... vraiment ?

Ces dernières années, un certain nombre de modalités sont apparues ou réapparues, parmi lesquelles celles exploitant les mécanismes du jeu dans les apprentissages et particulièrement l’escape game.

Lorsqu’une nouvelle modalité pédagogique voit le jour, elle suit souvent la « courbe de l’effet de mode ». D’abord quelques précurseurs s’en emparent, suivis par d’autres de plus en plus nombreux. On atteint alors un pic d’utilisation, généralement peu propice à l’analyse et au recul de ladite modalité. On lui prête même des vertus qui n’existent pas, avec parfois même un effet « miracle » ou « whaou ». C’est LA recette qu’il faut avoir et promettre à ses élèves, étudiants ou adultes à former…

Pourtant, parfois, le cocktail est mal dosé, mal équilibré, et la recette ne tient pas toutes ses promesses, alors le phénomène s’essouffle et retombe. Ce cocktail était vraiment imbuvable, mais pourquoi ? Comment puis-je améliorer l’expérience ?
C’est alors que le temps du retour d’expérience, de l’analyse critique et du recul peut prendre toute sa place… dans le but évident d’atteindre les objectifs pédagogiques fixés et de ne pas céder si facilement aux « sirènes » de l’innovation à tout prix...

...car tu vois, Mel, c’est parfois dans les vieux chaudrons qu’on fait les meilleurs cocktails !

C’est dans ce contexte que le formateur ou l’enseignant peut mettre à profit son expertise et apporter un œil à la fois bienveillant, mais aussi critique aux expériences portées par cette nouvelle modalité et qu’il a pu mener avec ses apprenants. Former et enseigner, c’est aussi prendre un temps de pause, de réflexion et d’évaluation d’une situation pédagogique.

Il semble que l’escape game ne déroge pas à la règle : d’abord confidentiel, il a connu et connaît encore un large engouement, que ce soit dans le milieu personnel ou pédagogique et il arrive donc le temps de l’analyse.

Il ne s’agit pas ici d’une étude exhaustive mais d’un retour d’expérience autour des émotions, ingrédients qui me paraissent indispensables lorsque l’on choisit d’intégrer un escape game pédagogique. C’est en effet un levier et atout central inhérent à l’escape game pédagogique : faire vivre une Expérience Émotionnelle aux apprenants.

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Un cocktail basé sur le LXD ?

Non, non, rassurez-vous, le LXD, ce n’est pas la dernière drogue à la mode…

Un concepteur pédagogique a pour rôle de scénariser des ressources et des contenus pédagogiques, de mettre en place des processus qui engagent l’apprenant et qui lui permettent de vivre une réelle expérience d’apprentissage.
L’un des modèles de conception est le Learning Experience Design, ou LXD [1]. Ce processus s’appuyant notamment sur les expériences et émotions agréables vécues, l’escape game pédagogique paraît constituer une modalité adaptée pour mettre à profit les piliers de cette approche pédagogique.

Je suis sûre que vous vous rappelez d’un cocktail rebutant par sa couleur ou son odeur ou au contraire un autre dont vous avez un souvenir impérissable grâce à son goût original ? On peut faire un parallèle assez facilement avec ce qu’il se passe en salle de formation ou en classe…

Au quotidien, nos émotions nous influencent selon leur nature et leur intensité. Elles accompagnent aussi les élèves au sein de la classe et peuvent entrer en interférence avec les apprentissages, négativement comme positivement. Certaines de ces émotions sont dites « d’accomplissement » car liées à l’objectif de réussite des élèves. Elles peuvent être présentes lors de phases d’activités d’apprentissage (plaisir, frustration, ennui…) mais aussi en lien avec les réussites (joie, espoir, fierté…) ou les échecs (honte, déception, tristesse). Certains auteurs parlent également d’émotions « épistémiques » (telles que la surprise, l’intérêt…) qui sont supposées permettre l’exploration de la nouveauté et donc l’apprentissage de manière plus générale [2].

Le rôle des émotions dans les apprentissages est de plus en plus étudié ces dernières années, et il commence à y avoir beaucoup de publications sur le rôle bénéfique des émotions dans les processus d’apprentissage.

« Les gens oublient ce que vous dites, les gens oublient ce que vous faites, mais ils n’oublient jamais ce que vous leur avez fait ressentir ». Maya Angelou

Le fait que certains auteurs témoignent que les « émotions sont au cœur de l’apprentissage » souligne que ces dernières soutiennent l’attention, la mémoire de travail, l’encodage, la consolidation en mémoire ou les processus liés au contrôle de l’exécutif. Les émotions positives augmenteraient les performances de l’apprenant en activant les mécanismes de l’attention sélective, faciliteraient les souvenirs d’événements et d’expériences à long terme.

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Ainsi, l’étude des bases cérébrales des émotions ainsi que leurs fonctions, poussent à remettre en cause l’idée que les émotions entravent les apprentissages. Elles sont au contraire plutôt facilitantes pour les processus cognitifs et donc essentielles pour les apprentissages.

L’escape game pédagogique peut donc constituer une modalité qui a tout son sens dans ce contexte. Quoi de plus frustrant qu’une énigme qui nous résiste, de plus jubilatoire que l’ouverture d’un cadenas, de plus surprenant que la découverte d’un mécanisme caché !?

Afin de créer les expériences apprenantes les plus réussies, il faut s’intéresser aux émotions que les participants peuvent ressentir lors d’une séquence d’apprentissage ou une formation. Le concepteur de la formation doit tenir compte des émotions potentiellement ressenties par les joueurs grâce à la recette de son cocktail… euh, non… grâce à la scénarisation de son dispositif de formation !

Ainsi, le concepteur d’un escape game pédagogique permet aux joueurs de vivre des émotions positives lors de la formation et de se servir de l’intelligence émotionnelle de chacun. Il lui permet notamment de s’appuyer sur trois émotions centrales dans l’expérience émotionnelle, que sont le plaisir ou la satisfaction (après avoir résolu une énigme par exemple), la surprise (suite à un élément inattendu qui recentre l’attention) mais aussi l’intérêt (qui permet de motiver l’exploration de la nouveauté et de l’apprentissage).

Les émotions vécues permettent de stimuler l’engagement de l’apprenant dans son apprentissage mais aussi la mémorisation, et notamment l’attention sélective et la mémoire à long terme. Stanislas Dehaene

Pour provoquer ces émotions, différents moyens sont à la disposition d’un concepteur pédagogique tels que l’immersion, l’utilisation de différents rythmes et tons (humoristique / provocateur), des procédés ludiques ou le storytelling… Autant de mécaniques au cœur d’un escape game pédagogique.

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Il était une fois...

La scénarisation de l’expérience et notamment le fait de raconter une histoire tout au long de son déroulement permet d’attirer l’attention et d’impliquer élèves et adultes dans une mise en scène unique.

En effet, créer de l’imaginaire par l’histoire permet de donner du sens à un effort collectif vers un objectif commun. Le concepteur est alors le « metteur en scène » d’objectifs d’apprentissages en rapport avec des interactions spécifiques que l’apprenant-joueur aura à dérouler selon un script proposant un enchaînement logique dans le scénario. L’expérience émotionnelle d’apprentissage est alors « co-construite » par le concepteur et l’apprenant. Ils peuvent à la fois la construire et la vivre ensemble. Il est à noter que cette expérience ne se vit pas uniquement pendant l’escape game lui-même : elle se vit également en amont et en aval et le concepteur doit non seulement scénariser son jeu mais également imaginer la scénarisation de l’avant et de l’après jeu.

Le concepteur pédagogique endosse alors un rôle de « facilitateur » qui a pour mission de scénariser des contenus et de créer des processus d’apprentissage engageants pour les apprenants en tentant de prévoir les comportements et influencer au maximum les émotions de manière positive sur l’apprentissage.

Ainsi, pour les enseignants et les formateurs, le temps n’est plus à s’interroger sur la place que pourraient prendre les émotions dans leurs pratiques pédagogiques mais plutôt à préciser la manière dont ils peuvent réellement et efficacement les intégrer dans leurs pratiques par le biais de nouvelles modalités, telles que l’escape game.

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[1Le LXD consiste à centrer le processus d’apprentissage vers les apprenants et les objectifs de l’apprentissage. Pour le formateur ou l’enseignant, il s’agit de mettre en place un dispositif ou une modalité pédagogique dont la conception s’appuie de manière intentionnelle sur l’expérience apprenant, en incluant les environnements physiques et digitaux. Ce processus orienté vers les objectifs peut alors être vécu par l’apprenant comme une bonne expérience, pendant laquelle ses interactions lui permettent d’atteindre l’ensemble des résultats escomptés et de ressentir des émotions agréables telles que la motivation, l’utilisation des différents sens, sans oublier l’expérience d’apprentissage de l’apprenant.

[2Prof. Reinhard Pekrun : accomplissement ; Prof. Paul Silvia : épistémiques.