Cacher à la vue de tous
Première mise en ligne le 4 décembre 2019
« Le ministre pour cacher sa lettre avait eu recours à l’expédient le plus ingénieux du monde, le plus large, qui était de ne pas même essayer de la cacher. » [1]
En quelques dizaines de pages qui composent la nouvelle La lettre volée, Edgar Allan Poe pose en 1844 un des fondements de la littérature policière. Son héros, Dupin, émerveille le lecteur par ses facultés d’observation et de déduction, en résolvant depuis son fauteuil ou presque le mystère de la lettre dérobée compromettant une personne de haut rang, et restée désespérément introuvable par les policiers chargés de l’enquête.
« La police parisienne, dit-il, est excessivement habile dans son métier. Ses agents sont persévérants, ingénieux, rusés, et possèdent à fond toutes les connaissances que requièrent spécialement leurs fonctions. »
Elle était pourtant bien présente dans le bureau méticuleusement fouillé par leurs soins, mais Dupin l’a deviné : pas assez dissimulée pour paraître suspecte, suffisamment grimée pour se camoufler à la perfection dans le décor du bureau.
Ce ressort scénaristique est absolument parfait, à la fois infiniment élégant et complètement implacable. Jouer sur cette mécanique dans un jeu grandeur nature, de type enquête, murder party ou escape game est un pari qui, s’il est réussi, marquera fortement les joueurs. « Mais comment se fait-il qu’on ne l’avait pas vu !? »
« Peut-être est-ce la simplicité même de la chose qui vous induit en erreur. »
La simplicité est - assez paradoxalement - ce qui constitue toute la difficulté de la technique. Nous ne parlerons pas ici d’énigme, car pour nous, cacher un objet n’est pas une énigme en soi [2]. Ce type de cache « au vu de tous » ne correspond pas non plus aux objets-cachettes que l’on peut construire ou trouver dans le commerce : fausse pile, objet à tiroir secret… Ce sont des objets détournés, aménagés, qui pour certains demandent de comprendre leurs mécanismes particuliers. Il leur manque la visibilité de l’élément recherché, l’évidence de son usage qui détourne les suspicions.
La fouille est le passage obligé de tout jeu d’évasion, elle implique une appropriation de l’espace. Les amateurs d’escape games savent déjà ce qu’ils cherchent : des coffres, des cadenas, des messages codés, des objets insolites, des clés USB... Le décor garantit l’immersion dans le scénario, et est le support de cette fouille. Il peut être luxuriant ou minimaliste, peu importe. Si l’effet « lettre volée » veut être réussi, la règle est que l’objet doit sembler anodin, comme s’il avait toujours été là et qu’il n’avait rien à voir avec le jeu.
Pas une mince affaire ! Faut-il pour imaginer ce genre de cachette une âme calculatrice, comme celle du ministre de La lettre volée ?
« Vous vous trompez ; je le connais fort bien ; il est poète et mathématicien. Comme poète et mathématicien, il a dû raisonner juste ; comme simple mathématicien, il n’aurait pas raisonné du tout, et se serait ainsi mis à la merci du préfet. »
Sensibilité, connaissance de vos joueurs et des lieux, ainsi qu’une certaine logique et un petit brin de folie seront vos meilleurs alliés.
Les salles de classe regorgent de ces objets familiers des élèves. Les enseignants-game masters essayent bien souvent de les retirer, et pourtant ! Des exposés d’Espagnol scotchés au mur, une vieille boîte de craies ou de feutres, une affiche sur l’ADN dans la salle de SVT, une blouse oubliée au fond de la salle de chimie, une pile de manuels, une trousse d’élève récupérée, un classeur contenant des feuilles dans des pochettes plastifiées…
J’ai souvent été surprise par les joueurs, qui peuvent passer dix fois devant ces éléments qu’ils connaissent si bien sans imaginer qu’ils sont l’objet de leur quête, ou encore jeter un œil rapide mais ne pas oser retirer les feuilles du classeur ou décrocher l’affiche du mur.
Avec les adultes, l’astuce fonctionne aussi très bien ! Lors d’une formation sur les escape games pédagogiques au Canopé du Havre, l’espace dévolu était une salle de réunion, avec un bureau et des étagères au fond. Avant même le temps de jeu, les participants étaient au contact des indices. Des documents parmi d’autres affichages déjà présents et une clé dépassant pourtant d’une boîte de stylos ont mis bien plus de temps à être mis à jour que le cryptex et la boîte cadenassée !
Un de mes grands classiques : le document positionné au coin d’une porte, avec son dos blanc visible, bien aligné, ou encore à côté des consignes de sécurité. Voilà qui passe parfaitement inaperçu (et c’est même un peu inquiétant, cette invisibilité des affiches de sécurité...).
Le CDI est aussi un espace idéal pour les jeux pédagogiques de type enquête ou évasion. Quel décor tout trouvé ! Hormis le livre glissé dans les rayonnages ou les affiches ajoutées ou modifiées, le matériel de bureau offre un joli terrain d’expérimentation de l’effet « lettre volée ». On peut jouer par exemple avec les tampons encreurs, si les joueurs savent qu’ils cherchent une date : il suffit de régler le tampon à cette date, qu’ils découvriront en tamponnant réellement une feuille de papier. Un coup de pouce pourra éventuellement les guider vers ce tampon.
Les outils numériques peuvent aussi très facilement être le support de cachettes machiavéliques : un lien présent dans un texte mais non souligné par exemple ! Ou qui débouche sur l’ouverture de deux onglets et non d’un seul.
Évidemment, on n’est jamais à l’abri d’un joueur très astucieux, ou très aguerri. Et c’est tant mieux ! C’est toute l’imprévisibilité du jeu d’évasion : malgré un scénario décidé et immuable, les découvertes et interactions entre joueurs répondent à une infinité de possibilités, rendant l’expérience de jeu à chaque fois unique.
Un point de vigilance cependant. Nous ne le dirons jamais assez : un scénario d’escape game ne doit pas être linéaire (une première énigme qui en débloque une autre, qui elle-même en délivre une autre, etc), pour de très nombreuses raisons que nous analysons dans différents articles sur ce site [4]. L’éclatement des indices peut permettre de casser ce chemin balisé, mais il y aura toujours une relation de dépendance entre les énigmes. Nous avons déjà vu dans un escape game pédagogique un objet qui n’est pas censé être découvert par les joueurs, car les auteurs considèrent que généralement les joueurs ne fouillent pas cet endroit. Leur expérience du jeu d’évasion pédagogique est certes approfondie, mais les élèves et adultes joueurs peuvent eux aussi avoir une grande habitude de ce jeu de loisir, et ne pas rechigner à fouiller une poubelle ou autre endroit peu ragoûtant… Dans cet escape game en particulier, la découverte de l’indice normalement introuvable permet aux joueurs de zapper complètement les premières énigmes du scénario construit de manière linéaire. L’objectif pédagogique des auteurs n’est alors que partiellement atteint. Dans ce cas, une boîte cadenassée renfermant l’indice eut été une alternative plus sécure, même si, on le comprend bien, cela alourdit l’investissement financier.
Cacher à la vue de tous : une technique qui allie donc simplicité, élégance, malice, logique et low cost… À condition de garder à l’esprit que l’astuce peut ne pas fonctionner, et de ne pas faire reposer tout ou partie du scénario dessus !
À son époque, Edgar Allan Poe a ouvert la voie aux nouveaux héros de la littérature policière, inspirant Conan Doyle et son Sherlock Holmes, Agatha Christie et son Hercule Poirot… Près de deux siècles après, l’exemple de La lettre volée est encore une source d’inspiration pour les créateurs de jeux d’enquêtes et d’escape games.
[1] La Lettre volée [the Purloined letter], par Edgar Poe, traduction de Charles Baudelaire - Paris : J. Malaise, 1933. Première édition en anglais : 1844.
[2] Nous vous conseillons nos articles Des fouilles pour les curieux, ou encore Créer SON énigme.
[3] Photographie prise durant avant l’escape game Les Gardiens du Savoir, autour de Léonard de Vinci.
[4] Pour n’en citer qu’un, Oser franchir la ligne.
[5] Frédéric Théodore Lix — "Модный магазин" (Fashion magazine), 1864, №23 (December). Domaine public.