Audrey Campbell
Première mise en ligne le 17 janvier 2022
Nous voici aujourd’hui avec Audrey Campbell, enseignante et formatrice à l’INSPE d’Orsay. Elle a conçu pour ses étudiants un escape game au format jeu de cartes aux multiples niveaux de lecture, Une mauvaise blague !, qui nous a tapé dans l’œil !
Et comme on sait qu’elle a une grande pratique de la ludopédagogie en classe comme en formation, on a eu envie de l’interviewer...
Bonjour Audrey ! Peux-tu nous en dire un peu plus sur toi ?
Bonjour ! Je suis professeure de Physique-Chimie au collège de Viry-Châtillon dans l’Essonne. Depuis six ans j’ai eu diverses missions : formatrice disciplinaire, sur le numérique à la DANE et cette année à l’INSPE. Je suis aussi interlocutrice académique pour le numérique dans ma discipline pour l’académie de Versailles, je coordonne le groupe d’expérimentation pédagogique sur le numérique. Dans la continuité de cela, je suis aujourd’hui experte disciplinaire à la DNE (Direction du Numérique Éducatif) où je coordonne essentiellement les TraAM (Travaux Académiques Mutualisés) : j’accompagne les équipes académiques sélectionnées dans la conception de scénarios pédagogiques sur les usages numériques à réelle plus-value pour la discipline.
Récemment tu as twitté sur un jeu réalisé pour tes étudiants, un serious escape cards : Une mauvaise blague ! Peux-tu nous en dire plus ?
L’objectif de l’UE dans lequel s’inscrit ce jeu de cartes est de former les futurs enseignants, ici des M2, au numérique pour enseigner la Physique-Chimie, avec de réelles plus values pour les apprentissages. Il y a déjà eu des apports théoriques avant que j’en arrive à cet escape game, et l’objectif était ici de les mettre cette fois en activité directe, au travers d’une séance utilisant le numérique en ajoutant le côté ludique. La ludification de l’enseignement n’est pas l’objectif principal de cette UE mais en termes d’engagement, le ludique est un très bon levier à associer au numérique : c’est plus sympathique pour la mise en activité, pour qu’ils y trouvent un intérêt, un challenge, une émulsion.
Le second objectif de cet escape game était que les étudiants le jouent comme s’ils étaient des élèves. J’ai donc choisi un niveau lycée, en Première spécialité Physique-Chimie, en ciblant une séance de révisions sur le thème « Ondes et signaux ». Au travers de ce jeu, les énigmes proposées mettent en œuvre différents outils numériques dans des situations d’apprentissages très différentes. Ainsi a posteriori lors du débriefing, les étudiants devront retrouver des leviers : « qu’apporte cet outil, dans ce contexte précis, dans cet exercice, dans le cadre de cet escape game, en termes de mémorisation, de différenciation ? ». J’ai donc une surcouche « outil » qui n’a pas lieu d’être habituellement dans une vraie situation de classe, mais cela n’empêche pas de le jouer avec des élèves, ils n’auront juste pas le même débriefing.
Pourquoi avoir choisi le format jeu de cartes, et avec quel scénario ?
J’étais partie pour faire un escape game, et je ne connaissais même pas l’existence du format jeu de cartes… Il se trouve que je suis en préparation d’une formation disciplinaire sur le jeu, d’ailleurs je n’ai jamais fait autant de veille sur le jeu de toute ma vie ! J’ai recherché des outils en ligne, et je suis tombée sur le site Serious Escape Cards, que j’ai trouvé intéressant à présenter lors de cette formation sur le jeu. Il me fallait donc le tester !
De plus, quand je mets en place un escape game avec mes élèves, l’installation dans la salle est longue, pour peu qu’il y ait du matériel de sciences en plus… Finalement ces cartes remplacent tout ce que je peux disposer dans la salle - sauf les éventuelles manipulations - je me suis dit que cela pourrait être pas mal à tester avec ma trentaine d’étudiants.
J’ai donc prévu sept jeux de cartes, pour des équipes de quatre ou cinq étudiants. Je n’ai pas expliqué les mécaniques du jeu de cartes, car je voulais qu’ils découvrent, mais j’ai détaillé le fonctionnement de l’application en la projetant : entrée des codes, indices, malus, barre de vie… Je n’ai eu aucune question, ils se sont lancés dans le jeu, en retournant la première carte.
Le scénario : ils sont dans un lycée, enfermés par leur professeur, et ils doivent trouver le digicode débloquant la porte du bâtiment. Les numéros sont à rechercher dans les différentes salles de l’établissement, qui recèlent chacune une énigme.
Ils ont très facilement compris la mécanique, avec notamment la carte représentant un couloir aux portes numérotées, correspondant aux différentes cartes à retourner pour visiter les salles.
Ils étaient à fond ! J’avais prévu 45 minutes mais cela a duré tout de même une bonne heure. Je passais entre les groupes, notamment pour vérifier les éventuelles erreurs de calculs ou de chiffres significatifs, essentiels pour certains codes.
Leurs premières impressions à chaud ont été « On ne pouvait pas faire autre chose ! », et « Ça a dû vous prendre un temps fou à créer ! ». En effet, il m’a fallu du temps pour créer ce premier jeu. Les cartes leur ont plu. Les cinq ou six exercices à réaliser lors du jeu sont vraiment classiques et ancrés dans le programme, et pourtant dans le contexte de l’escape game ils ne voyaient pas passer le temps en les faisant. Tant qu’un exercice n’était pas résolu ils étaient bloqués dans le jeu, ce qui les motivait à réussir. Il y avait des indices qui pouvaient les aider, ils n’en avaient pas nécessairement besoin mais cela leur a montré que l’on peut aussi pratiquer la différenciation avec les élèves lors de ce type de jeu.
Tu as évoqué le débriefing, c’est un moment important pour toi ?
S’il n’y a pas de débriefing… c’est comme un repas sans dessert, il manque un truc ! Encore plus ici, dans ce contexte ! Il faut qu’ils se rendent compte qu’on fait vraiment de la physique-chimie, qu’ils essaient de ressortir ce qu’on en tire au niveau disciplinaire, et ensuite qu’ils réfléchissent aux outils que j’avais mis en œuvre (pourquoi cet outil, qu’est-ce qu’il apportait en particulier, ou alors était-ce un gadget ?)... Je voulais vraiment qu’ils aillent au bout de cette réflexion, ce qui aurait été impossible sans le débriefing.
De plus, lors du jeu ils devaient prendre des notes sur toute chose qu’ils pouvaient constater, leurs questions, ou pour relever les bugs. Cela a permis de constituer une trace écrite pour le débriefing. Sur les trois heures de séance, le débriefing a duré une heure et demie, plus longtemps que le jeu ! Ils ont pu s’exprimer sur tous les points qu’ils avaient relevés, puis on est revenus sur l’analyse grain par grain de l’escape game, exercice par exercice, et on a essayé ensemble de creuser pour montrer les leviers. Je leur ai aussi expliqué comment j’avais construit mon scénario ludique et pédagogique, le degré de maîtrise de tous les éléments, le bêta-test…
Un étudiant a fait la remarque qu’il y avait beaucoup d’outils numériques dans le jeu, c’était bien sûr fait exprès mais je ne le leur avais pas dit. Sa question très pertinente portait sur ce grand nombre d’outils qui pourrait perdre les élèves. Cela a permis d’évoquer le procédé d’acculturation des élèves aux différents outils avant de les mettre tous en œuvre, et l’importance de ne pas ajouter trop de couches cognitives : le jeu, les mécaniques de jeu, les exercices, de nouveaux outils… pour ne pas perdre en plus-value d’apprentissage. Ici il y avait de nombreux exemples d’outils pour que les professeurs-stagiaires puissent ensuite en transposer certains dans leurs pratiques.
As-tu déjà réalisé d’autres escape games avec tes élèves et étudiants, et que retires-tu de ce format particulier par rapport à d’autres formes de jeu ?
J’ai fait surtout des jeux de plateau, sinon au-delà du jeu à proprement parler je gamifie très souvent mes activités. L’escape game est beaucoup plus immersif, au sens où on rentre vraiment dans une dimension qu’on n’atteint pas dans les autres jeux que j’ai expérimentés. Et puis en termes de collaboration, coopération, et tout ce qui tourne des relations interpersonnelles pendant le jeu, l’émulsion intellectuelle entre les joueurs… Pour moi, c’est la plus forte. Et d’autant plus si tu ajoutes le challenge inter-équipes, comme ici avec les M2.
Je sens toujours plus d’émulsion quand je fais un escape game par rapport à un autre jeu, qui pour autant peut plaire tout de même. C’est vraiment lié à l’immersion, et pourtant il n’y avait pas un scénario avec tout un décor autour. Il y avait tout de même une situation déclenchante, une vidéo réalisée avec Powtoon en mode mission impossible.
Ensuite ils sont restés autour des cartes, un PC et leurs téléphones, je n’ai pas investi l’espace comme je le fais en classe. Ils ont vraiment utilisé tout le matériel de connexion dont ils disposaient, ouvraient plusieurs choses en même temps pour s’entraider et avancer plus vite, se débloquer… C’est vraiment cette démultiplication des interactions qui se fait davantage sur ce type de jeu.
Par contre à préparer c’est le plus long, et pour la gymnastique intellectuelle de l’enseignant, c’est le plus dur ! ça met en jeu beaucoup de choses… Après j’adore faire ça ! Je n’en ai pas créé tant que cela, mais cela demande une vraie gymnastique pour ne pas juste se cantonner de faire rebondir des situations, que vraiment il y ait un croisement, des situations bloquantes qui ajoutent du piment… Et la possibilité ici de mettre des points de vie, cela monte encore d’un cran la gamification. Ils ne voulaient vraiment pas perdre des vies, quand ils répondaient mal ils réfléchissaient un peu plus car ils savaient que sinon ils allaient devoir s’enlever des points… et comme ce sont des adultes c’est encore plus difficile pour eux de s’enlever des points, ils préféraient réfléchir plus longtemps et perdre du temps, quitte à perdre ! C’est très intéressant, cela a engendré des discussions d’équipe sur la balance à accorder entre temps et points de vie
Un phénomène que nous évoquons aussi dans notre article POUCE ! à propos d’une histoire de... haricots magiques. Merci beaucoup pour ton témoignage Audrey, et pour le partage des ressources de ton jeu, Une mauvaise blague !, sur notre site !